Une autre nouvelle, plus noire... écrite bien avant la naissance de BebeY je vous rassure... Mais c'est bien de le savoir ^^. J'ai du piocher assez profondément pour celle la... bref, vous verrez !
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Liability. Tel était le titre de la chanson que Jeanne écoutait en ce matin de septembre tout en désherbant son plant de citrouille. L’été avait été sec, il ne s’était pas très bien développé, seul un fruit s’était formé. C’est ce qui le rendait exceptionnel et merveilleux à ses yeux tant le symbole qu’il portait était fort. Encore un mois et demi et il serait prêt, enfin !
Jeanne était une jeune maman de tout juste vingt-quatre ans. Elle était plutôt quelconque. De taille moyenne, elle avait une silhouette fine, les yeux marron et les cheveux mi-longs de couleur châtain, un ensemble plutôt ordinaire. Sa vie l’avait été un peu moins. Elle avait perdu ses parents très tôt dans un accident d’avion. Elle n’était pas avec eux ce jour-là , elle passait les vacances d’été chez sa grand-mère en Bretagne, la seule famille qui lui était restée après ce jour dramatique. La vieille dame l’avait élevée puis avait fini par succomber à son grand âge. Par chance, Jeanne était alors majeure et libre de voler de ses propres ailes : c’était arrivé le jour de ses 18 ans ! Cette année-là , elle ne fêta pas son anniversaire et les années qui suivirent non plus.
Après quelques mois à vivre seule dans la maison de sa grand-mère qui était devenue la sienne, elle avait décidé de partir, les souvenirs étant trop lourds à porter. Elle avait alors vendu la petite bicoque bretonne pour vivre quelque temps à Nantes. Là encore, elle n’était restée que très peu de temps. Alors serveuse dans un pub du centre-ville, elle avait rencontré Jérémy, l’homme de sa vie. Du moins, c’est ce qu’elle croyait. Ils avaient très vite fait des projets : vivre à l’étranger, faire le tour du monde en voilier, acheter un hôtel-restaurant... Malheureusement, ces projets avaient vite été rattrapés par la réalité : elle tomba enceinte la même année. Ils déménagèrent à la campagne peu avant l’arrivée du bébé.
Jeanne repensait à leur arrivée dans cette maison de campagne lorsque son téléphone portable sonna. C’était le réveil, il était 8 h. Il fallait qu’elle retourne à la maison. César, son petit garçon de cinq ans serait bientôt levé. Elle fit une dernière caresse à sa citrouille et s’en alla, soupirant. Elle aimait ces instants passés dans son jardin le matin, seule, perdue dans ses pensées, à réfléchir au passé, au présent et, d’une certaine façon, à l’avenir.
Tout aurait été si différent si le papa de César, Jérémy, ne les avait pas quittés ! Il était parti sans eux, un matin de novembre. Jeanne le revoyait encore buvant son café, brûlant, sans lait ni sucre et croquant dans une tartine de confiture de fraise. Il y avait de la brume ce matin-là . Elle l’avait accompagné à sa voiture, l’avait embrassé comme elle le faisait tous les matins. Puis il était monté à bord du véhicule pour se rendre au travail, avait démarré puis était parti. Elle avait regardé les feux de la voiture s’éloigner. Elle avait eu un mauvais pressentiment ensuite. Elle avait l’estomac noué sans savoir pourquoi. Elle ne le comprit que plus tard. Il ne revint jamais.
Deux années avaient passé. César avait grandi. Jeanne n’avait pas refait sa vie, elle vivait encore dans le passé. Elle rejouait sans cesse cette dernière journée dans sa tête. Jérémy manquait aussi à César. Il serait content de le rejoindre. Bientôt. Pour Halloween. Avec sa jolie citrouille. Oui, il serait content.
La sonnerie retentit une nouvelle fois. Elle était en retard, César serait bientôt réveillé. Il fallait qu'elle lui donne son petit déjeuner puis qu’elle le lave, l’habille, puis l’emmène avec elle faire les courses. Elle ne pouvait pas le laisser seul à la maison et n’avait personne pour le garder. Elle savait que les courses avec César, ce serait un enfer. Mais elle n’avait pas le choix, il fallait bien le nourrir ! Il n’y aurait qu’elle, elle se contenterait des légumes du jardin. Mais César avait besoin de grandir, il lui fallait de la viande, du lait, des protéines...
Deux semaines avaient passé. L’horloge de l’ordinateur indiquait minuit dix. Jeanne surfait sur la toile. Elle lisait surtout les forums sur l’éducation des enfants difficiles et les forums de médecine. César dormait enfin, mais la journée encore une fois, n’avait pas été de tout repos. Toutes les lumières étaient éteintes et elle pouvait voir la lumière de la lune filtrer à travers la fenêtre. C’était la pleine lune et dehors, on y voyait presque comme en plein jour. Jeanne ressentit ce filet de lumière comme un appel irrésistible et décida de se rendre dans son jardin. C’était le seul endroit qui l’apaisait désormais. Elle s’assit auprès de sa citrouille et commença à la contempler tout en chantonnant.
Elle avait bien grossi ces deux dernières semaines. Il ne restait plus qu’un mois avant la soirée d’Halloween. Plus cette soirée approchait, plus elle se sentait stressée et excitée à la fois. Pourvu que tout se passe comme prévu, se répétait-elle sans cesse. Et après ? Elle préférait ne pas y penser. Une larme perla sur son visage. Son regard s’embua. Elle s’imagina Jérémy auprès d’elle pour quelques instants. Elle imagina la conversation qu’ils auraient pu avoir, lui accroupi face à elle, caressant la citrouille et lui murmurant : « Je suis désolé. Ce n’est pas de ta faute ». Il était si doux avec elle. Comment n’avait-elle rien vu venir ? Pourquoi n’avait-elle pas pu empêcher l’inévitable ? Elle se sentait coupable, fautive et pourtant impuissante.
Essuyant ses larmes, elle décida de rentrer se coucher. Elle était de plus en plus fatiguée et dormait de plus en plus mal. Elle passa par la chambre de César : il dormait paisiblement tel un ange. Plus il grandissait, plus il ressemblait à son père. Elle fit bien attention de ne pas le réveiller puis alla se réfugier au fond de son lit. Encore une fois, elle ne parvint pas à s’endormir avant le lever du soleil. À 7 h, le réveil retentit sauvagement. Elle peina à se réveiller. De son cou, elle décrocha la clef du tiroir de sa table de chevet et l’ouvrit. Elle y prit des médicaments qu’elle s’empressa d’enfouir au fond de sa poche, referma soigneusement le tiroir, puis sortit dans le jardin. Elle avait les traits tirés et était au bord des larmes. Elle désherba les quelques carottes qui avaient bien voulu sortir puis passa le reste de l’heure qu’elle s’accordait tous les matins auprès de sa citrouille qui était de plus en plus belle. Elle s’assoupit.
Elle fut réveillée par son réveil qui indiquait 8 h. Elle devait préparer le petit déjeuner de César. Elle se hâta donc vers la cuisine. Elle fit chauffer du lait pour lui préparer un chocolat chaud, puis elle grilla deux tartines qu’elle badigeonna de pâte à tartiner. Elle se saisit ensuite des médicaments qui étaient dans sa poche et émietta une pilule sur la tartine puis ajouta une seconde couche de pâte à tartiner. C’était la seule façon qu’elle avait trouvée pour que César prenne les médicaments qu’il n’acceptait pas. À peine avait-elle achevé sa supercherie que le petit garçon déboulait dans la cuisine en hurlant pour signaler qu’il avait faim. Sa mère l’installa à table, mais César paraissait las des tartines de chocolat. Il prit la première tartine et la jeta à terre. Jeanne lui expliqua qu’il fallait manger pour prendre des forces et bien grandir, mais c’était un jour sans et le petit garçon en avait décidé autrement. La seconde tartine atterrit dans la figure de sa mère !
Une dizaine de jours passa. Les jours se ressemblaient les uns les autres. Jeanne se sentait de plus en plus mal : psychologiquement mais aussi physiquement. Elle était au bord de l’épuisement à cause du manque de sommeil et son genou et son petit doigt lui faisaient mal : une mauvaise chute ! Il ne restait désormais plus que deux semaines avant le 31 octobre. Deux semaines pendant lesquelles Jeanne devrait préparer son fils aux retrouvailles avec son père. Elle hésitait encore quant à ce qu’elle allait faire. Devait-elle l’accompagner ou le laisser partir seul ?
Désormais, Jérémy l’accompagnait tous les matins dans le potager. Il s’asseyait à côté d’elle et le plus souvent restait muet. Quand il acceptait de lui adresser la parole, c’était toujours pour prononcer les mêmes mots : « Je suis désolé... ». Malheureusement, cela ne réconfortait pas Jeanne qui se sentait de plus en plus seule.
Ses soirées, elle les passait sur internet, sur les forums, mais aussi maintenant sur les blogs de cuisine. Elle avait toujours été une piètre cuisinière adepte des plats surgelés. Cette année, elle s’était enfin mise à jardiner. Elle n’avait fait qu’un tout petit potager et ne s’était contentée d’y mettre que quelques légumes. Elle devait maintenant améliorer ses capacités culinaires si elle voulait un jour être en mesure d’exploiter les résultats de son labeur. Et puis il lui faudrait préparer un bon repas pour son fils à la fin du mois pour célébrer l’évènement. Dans le jardin, elle avait des carottes et des pommes de terre en plus de la citrouille. Elle irait acheter du poulet, c’était la viande préférée de César.
Le jour tant attendu arriva enfin. Ce matin-là , elle savait qu’elle se rendait sans son jardin pour la dernière fois. Sa décision était prise. Le soir venu, elle et son fils partiraient pour un long voyage pour retrouver Jérémy. Elle cueillit donc l’ensemble des légumes : cinq pommes de terre partiellement mangées par les taupins, trois carottes biscornues et une citrouille magnifique !
Elle profita du petit déjeuner pour expliquer à César que c’était le jour d’Halloween et que ce jour-là , c’était la fête de la citrouille. Le petit garçon grimaça : il paraissait apprécier l’idée. Ce matin-là , il mangea ses deux tartines. Cela soulagea Jeanne, la journée serait plus paisible ainsi. Après le petit déjeuner, elle expliqua à César qu’ils allaient cuisiner pour faire un repas copieux pour le soir. La journée se déroula plutôt sans encombre. César observa sa mère couper les légumes, les passer sous l’eau et les mettre en cuisson. Puis ce fut le tour du poulet qui fut préparé puis enfourné.
Lorsque les légumes furent cuits, Jeanne les passa au mixeur pour en faire un velouté. Elle ajouta quelques herbes de Provence : thym, romarin et origan. Elle huma l’odeur se dégageant du plat tout en prenant une profonde inspiration. Le plat tant attendu était prêt, tout comme elle.
Quand elle se retourna, Jérémy les avait rejoints à table et se tenait aux côtés de César. Portant la soupière, c’est les larmes aux yeux que Jeanne s’approcha de la table. Elle se retenait de pleurer, il ne fallait pas que César perçoive son trouble. Elle posa la soupière sur la table puis demanda au petit garçon s’il en voulait. Sa mère lui ayant parlé de ce repas depuis des mois, c’est avec enthousiasme que le petit garçon acquiesça d’un mouvement de la tête. Il ne parlait pas et la plupart du temps se contentait de grognements pour exprimer son mécontentement. Pour la première fois, il semblait être de ce qu’on pourrait qualifier de « bonne humeur ». Lentement, Jeanne s’empara de la louche et servit le petit garçon.
Alors, elle s’assit en face de lui et le regarda manger sa soupe, doucement. De temps en temps, elle jetait un coup d’œil à Jeremy assis en face d’elle. Puis elle tendit le bras, lui prit la main et la serra très fort. Ils étaient enfin réunis. César avait quasiment mangé toute son assiette, ce n’était plus qu’une question de minutes. Alors, elle se remémora encore une fois ce jour terrible où Jérémy les avait quittés.
Ce matin-là , il y avait de la brume. César, âgé de seulement trois ans était déjà un enfant difficile. Il piquait des colères énormes et faisait tout le contraire de ce que sa mère lui disait. Cette nuit-là , il avait encore fait une crise et Jeanne ne parvenait pas à le maitriser. Jérémy lui avait alors dit qu’il allait gérer la situation et avait emmené le petit garçon avec lui au travail afin qu’elle puisse se reposer. Jeanne l’avait embrassé tendrement et la voiture s’était éloignée. Un mauvais pressentiment l’avait aussitôt assaillie.
Moins de deux heures après, la sonnerie du téléphone avait retenti. La terrible nouvelle avait été annoncée, froidement. La voiture de son mari avait quitté la route et avait fini sa course dans un platane. Jérémy avait été tué sur le coup, mais César n’avait rien eu : il avait miraculeusement été éjecté. L’enquête n’avait pas permis d’établir avec certitude ce qui s’était passé et l’affaire avait été classée sans suite. Les seules informations qui étaient parvenues à Jeanne sont que, pour une raison inconnue, le petit garçon était détaché et son doudou avait été retrouvé coincé entre le volant et l’airbag conducteur.
Les deux années qui avaient suivi, l’état de César s’était détérioré. Le diagnostic était tombé : il souffrait de schizophrénie. Les hallucinations de César avaient empiré tout comme ses colères et sa violence. Il n’avait pas pu être scolarisé et, malgré les médicaments qu’elle ne parvenait pas toujours à lui faire prendre, il restait incontrôlable. Il avait alors commencé à frapper sa mère, lui jetait quotidiennement des objets à la figure, lui tendait régulièrement des pièges en laissant trainer ses jouets afin qu’elle tombe du haut des escaliers et passait la quasi-totalité de ses journées à hurler sans aucune raison apparente. Six mois auparavant, elle s’était réveillée en sursaut, une douleur poignante dans le dos. Elle l’avait aperçu debout à côté du lit, un couteau de cuisine à la main. Elle avait vu des traces de sang sur sa chemise de nuit. Cet incident l’avait terrorisée et depuis elle s’enfermait la nuit dans sa chambre.
Elle avait alors beaucoup repensé à l’accident. Pourquoi César était-il détaché ? Pourquoi son doudou s’était-il retrouvé près du volant ? Dans tous les scénarios qu’elle imaginait, son fils était coupable. Qu’avait-il réellement fait à son père ? Il était capable de tant de violence et tellement intelligent pour son âge ! Le mal-être l’avait peu à peu envahie, ainsi que la culpabilité. Regarder son fils lui était devenu insupportable. Elle avait alors décidé d’en finir et s’était procuré du poison sur internet qu’elle avait injecté consciencieusement tous les matins dans la citrouille tout en la regardant pousser lentement.
Le petit garçon commença à somnoler puis s’écroula sur la table. Pour la première fois depuis le départ de Jérémy, Jeanne se sentit soulagée. Elle pleurait maintenant. Jamais elle ne se le pardonnerait, elle le savait. Elle regarda Jérémy qui lui souriait aussi à présent tout en lui rapprochant la soupière. Elle la prit alors à pleines mains et but le reste de soupe d’une traite. Quand elle reposa le récipient, elle entendit la sonnerie du four : le poulet était prêt. Cette sonnerie se fit soudain de plus en plus lointaine jusqu'à disparaître. Jérémy lui tendit alors la main qu’elle s’empressa de saisir. Elle se sentait bien, elle n’avait plus mal à ses membres endoloris, elle n’avait plus mal à son âme. Elle sourit alors à Jérémy et marcha avec lui vers la lumière. Elle était enfin pleinement heureuse.
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